par FAB » 22 Fév 2003, 13:06
I. La métaphore européenne: la Syldavie et la Bordurie
Une des particularités des Aventures de Tintin est l'utilisation de pays fictifs, créés de toutes pièces par Hergé. Le duo formé par la Syldavie et la Bordurie, deux petits États d'Europe de l'Est, est sans doute la plus réussie de ces créations. Hergé en fait le théâtre de plusieurs récits et leur donne un réalisme sans pareil. Loin d'être de simples décors, ces « métaphores » européennes servent à illustrer deux périodes cruciales du vingtième siècle.
Le duo Syldavie - Bordurie fait son entrée dans le monde de Tintin dans l'album Le Sceptre d'Ottokar, en 1938. Or, cette année, un événement capital vient de se produire: l'Anschluss, l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, aboutissement logique d'un processus entamé en 1933, lors de la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes en Allemagne, suivie de l'instauration progressive d'un État totalitaire. Dès 1934, les nazis assassinent le chancelier d'Autriche, Dolfuss, et tentent un putsch. De son côté, l'Allemagne entame la reconstruction de son armée ainsi que la remilitarisation de la Rhénanie. En novembre 1936, l'axe Rome-Berlin est conclu, resserrant l'étau autour de l'Autriche. À la mi-février 1938, Schussnigg, successeur de Dolfuss, reçoit un ultimatum de l'Allemagne, lui demandant de libérer tous les nazis emprisonnés et de nommer le nazi Seyss-Inquart ministre de l'Intérieur. En réaction, le chancelier organise un référendum sur l'indépendance autrichienne pour contrer les prétentions territoriales de Hitler mais, suite aux pressions de Goering, Schussnigg doit démissionner le 10 mars, le référendum est annulé et Seyss-Inquart prend les commandes du pays. Dès lors, le sort de l'Autriche est scellé: suite à un appel à l'aide de Seyss-Inquart demandant l'aide de l'Allemagne pour « rétablir la paix et l'ordre et prévenir un bain de sang », les troupes allemandes envahissent le pays sans résistance, le 11 mars 1938. Deux jours plus tard, « anschluss » (annexion) par l'Allemagne: l'Autriche devient une province du Reich. Dans les mois suivants, la Tchécoslovaquie se fait dépecer, l'Albanie annexer par l'Italie et, finalement, la Pologne brutalement envahir. Plus rien ne peut empêcher le début des hostilités, le 3 septembre 1939.
Témoin de ces événements, Hergé fait le récit d'un anschluss raté dans Le Sceptre d'Ottokar. La publication du récit ayant commencé le 4 août 1938, l'événement est encore tout récent. D'une part, on peut relier la Syldavie à trois pays dont elle est la synthèse. Premièrement, la présence d'une « cinquième colonne » qui infiltre et déstabilise le pays, en volant le Sceptre, et d'un complot visant à l'envahir par la suite rappelle le triste cas de l'Autriche. Aussi, on trouve des liens avec la Pologne, dont Hergé présageait peut-être le sort: conflits séculaires avec la Bordurie, à l'image de la Pologne et de l'Allemagne, frontière commune avec l'Allemagne et la Tchécoslovaquie, conformément au trajet d'avion de Tintin, ainsi que des similitudes entre les langues et l'architecture. Enfin, certains éléments slaves, la géographie et l'histoire de la Syldavie la rapprochent de la Roumanie : en effet, ce pays était une monarchie durant l'entre-deux-guerres et possédait un parti fasciste nommé « La Garde de Fer », très proche de la « La Garde d'Acier » syldave. D'autre part, la Bordurie présente de nombreuses similitudes avec l'Allemagne. Elle a envahi la Syldavie à plusieurs reprises dans le passé, comme l'Allemagne a maintes fois envahi la Pologne. Aussi, le nom du chef du parti pro-bordure « La Garde d'Acier » est tout à fait révélateur: Müsstler, combinaison évidente de Mussolini et Hitler. De plus, l'uniforme du colonel Boris évoque les uniformes S.S. (v. ann. 1a). Enfin, les avions bordures, en tout point semblables aux fameux chasseurs Messerschmit 109 (B, C ou D), portent un cryptogramme géométrique sur l'empennage rappelant la svastika (v. ann. 1b) et, dans la version noir et blanc de l'album, on peut remarquer qu'ils sont fabriqués par Heinkel, industrie de guerre allemande. En définitive, tous ces éléments ne peuvent être le fruit du hasard et sont au contraire autant d'indices laissés par Hergé pour faire connaître aux lecteurs attentifs la véritable signification de cette aventure de Tintin: une dénonciation de l'Anschluss.
Après cet épisode, on retrouve le duo Syldavie - Bordurie dans l'album L'Affaire Tournesol, paru de 1954 à 1956. Le monde a bien changé depuis vingt ans: la guerre froide bat son plein depuis près de dix ans. Dès 1946, l'URSS assure sa mainmise sur l'Europe de l'Est en y imposant des régimes communistes, par la force si nécessaire, comme lors du coup de Prague de 1948. En 1949, le blocus de Berlin, la partition de l'Allemagne et la création de l'OTAN aggravent les tensions déjà vives. En 1950 éclate la guerre de Corée, première confrontation directe entre les deux blocs, qui dure jusqu'en 1953. Des deux côtés, la situation est tendue. Aux États-Unis, le maccartisme et la chasse aux sorcières contre les communistes sévissent sans discernement. En URSS, Staline meurt en 1953; ce n'est qu'en 1956 que Khrouchtchev débutera la « déstalinisation ». En 1955, les membres du bloc communiste concluent le pacte de Varsovie. Finalement, l'année suivante, les troupes soviétiques écrasent brutalement le mouvement de libéralisation en Hongrie. Parallèlement à tous ces événements, la course aux armements est fébrile; on cherche à maintenir « l'équilibre de la terreur ». En août 1949, la première bombe atomique soviétique explose. En réaction, le président américain Truman annonce sa décision de fabriquer une bombe « H » à hydrogène, jusqu'à 1000 fois plus puissante. Dès 1952, les premiers essais américains ont lieu. Cependant, les Soviétiques font exploser la première vraie bombe H en août 1953. Ce n'est que l'année suivante que les Américains font de même, leur bombe étant cependant nettement plus puissante. Bref, on cherche par tous les moyens à ne pas prendre de retard sur l'ennemi. Dans ce contexte, l'espionnage est intense. En somme, la tension est vive et le moindre incident pourrait mettre le feu aux poudres.
Encore une fois, Hergé est témoin de son époque et tente de la mettre en scène dans son oeuvre. Benoît Peeters écrit:
N'oublions pas que nous sommes en 1954 au moment où l'histoire commence à paraître dans Tintin, et que la guerre froide bat son plein. Le couple Syldavie / Bordurie pourra aisément métaphoriser l'affrontement des deux blocs, comme il avait autrefois représenté le conflit entre les démocraties occidentales et l'Allemagne hitlérienne1.
Dans L'Affaire Tournesol, la Syldavie et la Bordurie d'autrefois ont bien changé: elles s'affrontent maintenant dans un scénario de guerre froide et de course aux armements. En premier lieu, les deux pays tentent de s'emparer de la nouvelle arme de Tournesol et dépêchent des espions à Moulinsart, ce qui ne peut évidemment que rappeler le contexte décrit précédemment. De plus, les incidents de frontière, comme le détournement de l'avion transportant Tournesol, évoquent manifestement la guerre froide, particulièrement la tension entre les deux Allemagnes. Dans cet album, Tintin visite la Bordurie, ce qui nous permet d'en étudier plus précisément les caractéristiques. On peut sans doute raisonnable placer le pays dans le bloc communiste, pour plusieurs raisons. Premièrement, le culte de la personnalité du président Plekszy-Gladz et l'obsédante présence de sa moustache (v. ann. 2a) évoquent bien le culte de Staline, que Khrouchtchev n'a pas encore démoli. De plus, les « guides-interprètes » surveillant Tintin et Haddock, les armes de qualité douteuse et l'architecture de style réaliste socialiste (v. ann. 2b) situent très clairement la Bordurie parmi les pays de l'Est. En contrepartie, on peut présumer que la Syldavie joue le rôle de l'allié de l'Ouest. Pour résumer, la Bordurie et la Syldavie étant respectivement des métaphores des régimes de l'Est et de l'Ouest, Hergé les oppose dans un scénario directement inspiré de la guerre froide qui sévit à l'époque. Cependant, s'il y a dénonciation, elle est nettement plus nuancée, selon Frédéric Soumois: « La similitude de leurs préoccupations guerrières leur donne un air de famille peu amène, et, paradoxalement, finit par les faire se confondre2. »
En somme, nous avons pu constater que la Syldavie et la Bordurie que traverse Tintin dans Le Sceptre d'Ottokar puis L'Affaire Tournesol se voulaient le miroir de deux époques troublées, le premier épisode illustrant un anschluss raté et le second la guerre froide. Hergé s'est donc servi de ces pays fictifs pour illustrer principalement l'actualité européenne.
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II- Le Lotus Bleu : le plus engagé des albums d'Hergé
Voyant peu à peu que son travail remporte du succès, le dessinateur prend conscience de ce qu'il fait. Il décide de se documenter un peu plus, de façon à éviter les revers d'une trop grande naïveté face aux événements. Une fois qu'Hergé a été mis en contact avec Tchang Tchong-Jen, un étudiant chinois, et après avoir compris l'incapacité de la Société des Nations pour régler le conflit asiatique, il décida de défendre la cause chinoise dans un album (> voir Le Lotus Bleu). Cette aventure est la plus engagée de toutes. Hergé a voulu combattre les préjugés occidentaux, au risque d'être soumis au poids de la censure.
Dans Le Lotus bleu, qui paraît en 1934-35, Hergé, indigné par ces événements, prend clairement position contre le Japon et dénonce l'occupation de la Mandchourie. Pour la cohérence de son histoire, il déplace l'attentat sur la ligne Nankin - T'ien-tsin (version noir et blanc), puis Shanghai - Nankin (version couleurs), mais le résume presque parfaitement en deux pages: attentat par les Japonais, attribution à des bandits chinois, intervention militaire et occupation (v. ann. 6a). De plus, à la fin de l'album, Hergé illustre la commission Lytton (v. ann. 6b) et le Japon quittant la SDN. Seule différence marquée avec la réalité, les troupes japonaises se retirent finalement, pour garder un « happy end ». Au sujet de ce réalisme, Benoît Peeters considère que « Tout ce qui est dit de ce conflit est d'une authenticité si rigoureuse que l'on pourrait étudier cette période de l'histoire chinoise en se fondant uniquement sur le livre d'Hergé6. » En outre, on retrouve des messages cachés dans les idéogrammes chinois qui parsèment l'album, tels que « Abolir les traités inégaux », « À bas l'impérialisme » et « À bas les marchandises japonaises » (v. ann. 6c). Dans un autre ordre d'idée, à l'époque, la presse occidentale se fait la porte-parole inconditionnelle du Japon. Par ses propos, Hergé s'oppose donc à l'attitude officielle en prenant position pour la cause chinoise. De plus, il n'hésite pas à s'attaquer aux Occidentaux et aux concessions internationales qui rongent la Chine. En somme, cela fait du Lotus bleu l'album de Tintin le plus engagé et le plus clairement lié à l'actualité de son époque.
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fab
- Parce qu'en plus vous fumez ?
- Marty j'ai vraiment l'impression d'entendre ma mère. (...) Quand j'aurais des enfants, je les laisserait faire tout ce qu'ils voudront. Absolument tout !
- Je devrais lui faire écrire ça noir sur blanc...
- Ouais, moi aussi !